05 octobre 2007

Penser l'Histoire. Introduction.







Historia allégorie de l'histoire
Peinture de Nikolaos Gysis .





Penser l'histoire serait-il possible sans la connaissance des conceptions de l'histoire et leur évolution dans le temps? L'histoire ne s'est constituée en tant que science qu'en se départant du souci littéraire et artistique. Or penser l'histoire, c'est justement interroger la poétique de l'histoire, c'est se demander jusqu'à quelle mesure Pierre Corneille, le dramaturge, réfléchit dans Horace l'histoire à travers le genre littéraire de la tragédie; c'est aussi se poser la question de savoir comment et à quelles fins un Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe inscrit l'écriture de soi dans l'histoire; c'est enfin s'interroger sur la vision de l'histoire qui se dégage des les Luttes de Classes en France, et plus précisément, dans le 18 brumaire de Bonaparte de Karl Marx, et comment la lire. C'est dire qu'on ne peut penser l'histoire, même quand elle se veut scientifique, sans la question de l'écriture et de la lecture de l'événement historique.


Si l' Histoire est plurielle et polyphonique ne conviendrai-t-il pas pour mieux la penser une lecture plurielle qui analyse et dépouille la polysémie du fait historique et de son écriture?





I - Penser l'histoire et la question du sens de l'histoire.




On entend généralement par événement ce qui se produit ici et maintenant. Cette définition situe l’événement dans l’espace et le temps mais ne permet pas de dissocier l’événement trivial et contingent de l’événement historique. Penser l’histoire c’est évaluer le statut des événements. Sont-ils mémorables et dignes de constituer notre mémoire collective, ou sont-ils des occurrences fortuites ? En effet, il serait absurde et immoral de mettre sur le même pied d’égalité la Seconde Guerre Mondiale et la chute du voisin dans les escaliers. Tandis que le premier est un fait historique qui a infléchit et bouleversé le cours de l’histoire du XXe siècle, la chute du voisin n’est qu’un fait anecdotique sans conséquence majeure.

Pour définir l’événement, il faut donc voir en quoi c’est un fait dont l’occurrence altère l’histoire et charrie un sens qui mérite réflexion. Penser l’histoire, c’est donc réfléchir sur le sens de l’événement dans l’histoire. Chateaubriand écrit dans les Mémoires d'outre tombe: "À toutes les périodes historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu’un point, on n’aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points ; on ne remonte pas jusqu’à l’agent caché qui donne la vie et le mouvement général, comme l’eau ou le feu dans les machines." On voit bien que l'auteur des Mémoires est conscient que les périodes historiques n'acquièrent de sens que lorsque l'on arrive à les subsumer dans un esprit principe. Penser l'histoire, pour lui, c'est remonter au sens caché de l'histoire et le décrypter.


b - Penser l'histoire de l'Ecclésiaste à la
fin de l' histoire

On infère souvent de la succession des jours et du cycle des saisons une vision cyclique du temps, et partant de l’histoire. Or l’histoire humaine tend à se soustraire à l’histoire naturelle. Lorsque l’on lit dans l’Ecclésiaste par exemple que « rien n’est nouveau sous le soleil, et nul ne peut dire : Voilà une chose nouvelle ; car elle a déjà été dans le siècle des siècles »; On peut s’imaginer que tout ce que l’histoire crée ou génère n’est qu’une réplique de ce qui été une fois. Bien que l’Ecclésiaste véhicule une sagesse qui se veuille atemporelle et transhistorique, il nie en réalité l’histoire même, en la plaçant sous le signe de la vanité.

Le temps humain semble impossible à concevoir sans le facteur de la nouveauté. Il y a toujours quelque chose d’imprévisible et d’irréductible à la réitération qui surgit dans l’histoire humaine. Qu’il s’agisse de la mort d’un proche ou d’une nouvelle guerre, ces événements ne vont pas sans révolutionner notre vision du présent et de l’avenir. De là à répéter avec Héraclite « qu’on ne se baigne jamais deux fois dans l’eau du même fleuve » est aussi réducteur que la vision naturelle que l’on projette sur l’histoire.

En réalité, pour penser l’histoire, il est plus judicieux de conjoindre la vision de l’Ecclésiaste et la vision héraclitéenne, et de s’interroger sur les véritables moteurs de l’histoire. Penser l’histoire ou sa finalité, c’est se demander quel sens préside à la réitération et la succession des événements. Penser l’histoire c’est donc mener une réflexion sur le passé afin de construire une vision cohérente du présent et éventuellement de l’avenir. Si l' histoire a une fin, que penser de la définition du concept de la fin de l'histoire selon Francis Fukuyama qui entend par "fin" clôture et non "finalité" ? Maurice Lagueux explique en ces termes la thèse de Fukuyama "Les événements continueraient donc de se succéder après une éventuelle fin de l'histoire, mais la maîtrise de ces principes fondamentaux serait désormais acquise et ne réserverait plus de surprises au sens où tout ajout à leur propos ne saurait être qu' assez marginal." Actualité de la philosophie de l'histoire, Maurice Lagueux.Comme pour Hegel, Fukuyma pense que la fin de l'histoire c'est la fin des conflits idéologiques et le triomphe de la démocratie universelle.


Penser l'histoire ne consisterait-il pas plutôt dans déploiement de la réflexion sur les fausses finalités que l'on assigne à l'histoire et à sa fin présumée?




II - Penser l'histoire et écriture de l'histoire


« Toute pensée de la société et de l'histoire appartient elle-même à la société et à l'histoire. » Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société.


a - Du mythe à la vérité historique

Conserver les legs du passé n’est pas la chasse gardée de l’historien. Même les sociétés sans écriture et rétives au changement confèrent à leur histoire un caractère sacral et référent aux temps des origines pour élaborer une conscience du présent. Or l’histoire au sens moderne qui remonte aux Enquêtes d’Hérodote s’est accompagnée d’une désacralisation de la vérité historique et d’une rupture d’avec le mythe.

L’histoire est la mémoire d’un peuple : la conservation de cette mémoire par écriture permet à l’historien de contrecarrer l’oubli du passé et l'amnésie collective. Cependant l’association de l’histoire à la mémoire est plus pertinente lorsque l'on parle des chroniqueurs ou des historiographes. Quand il s’agit de l’historien, il y a lieu de se demander jusqu’à quel point l’historien est et reste fidèle aux événements qu’il raconte. C’est aussi soulever les problèmes des a priori de l’historien, de la perspective à partir de laquelle il aborde l’histoire, en un mot de son idéologie. Même quand l’historien se dote d’une méthodologie scientifique ou prétendument telle, la part du politique et de l’idéologie, qu’elle soit manifeste ou larvée, est la pierre d’achoppement de l’historien et de son lecteur.

L’on sait que les faits ne sont souvent qu’un fatras auquel l’historien se charge de donner une cohérence et un sens. C’est éventuellement derrière les lignes de la logique de l’historien que l’on peut lire ses motivations cachées, qu’elles soient voulues ou non. La question de la subjectivité et de l’objectivité est donc capitale en amont et en aval de l’écriture historique. Par conséquent, pour penser l’histoire, il est nécessaire d’avoir en vue une épistémologie de l’histoire qui tienne compte de l’écriture historique et de sa lecture. Sans quoi, la mémoire collective peut se muer en un mythe collectif. A cet égard, il est intéressant d’examiner comment le mythe guette toujours l'histoire. La Révolution française a constitué pour la France républicaine l'événement par excellence, car chaque nouvelle histoire de cette Révolution est une version nouvelle qui permet à l’historien et à la société de comprendre le présent à travers le mythe fondateur.


b - Penser l'histoire: du récit au scepticisme.

Comme on l’a souvent répété, c’est les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Dans ce sens, l’écriture de l’histoire se fait en regard de l’autre. L’historien tend donc un miroir à la société pour qu’elle s’y reconnaisse, fonde son identité et se démarque par rapport à l’autre. C’est justement en cela que l’histoire a eu du mal, au fil des siècles, à prétendre au statut de science ou d’épistémè. Kant faisait déjà remarquer que l’histoire procède empiriquement en collectant des données et s’oppose par la même à la connaissance par concepts et par démonstration qui constituent les fondements de la connaissance scientifique.


La question qui se pose à l’historien et son lecteur est celle des sources et de leur vérifiabilité. Même lorsque l’historien est un témoin visuel, il y a lieu de se demander si le récit qu’il fait n’est pas empreint de son imagination. Car le statut de sujet neutre qui décrit impartialement ce qu’il voit n’est que l' idéal lointain de l’historien. Roland Barthes dans son Michelet ira même plus loin en montrant comment l’historien du XIXe siècle inscrit à son insu ses désirs et ses phobies, autrement dit sa chair dans le corpus historique : « chaque corps de l’histoire micheletiste porte l’affiche de sa propre chair. L’être historique n’a presque pas de psychologie ; il est réduit à une substance unique, et, s’il est condamné, ce n’est pas au jugé de ses mobiles ou ses actes, c’est en vertu de la qualité d’attrait ou de répulsion qui est attachée à sa chair. »

Au XXe siècle l’historien se veut plus dubitatif et sceptique. Ce n’est pas seulement ses sources qui sont soumises à une enquête mais son propre regard lorsqu’il est témoin. Pour ce faire il ne s’en remet pas aux ouï dire et postule d’entrée de jeu une lucidité qui enquête sur les sources, ce qu’il voit, et d’abord lui-même. La raison en est que lorsque l’on veut faire l’histoire d’une guerre ou d’une révolution, les jugements de valeur, la morale interfère par le biais des modalités du discours dans le récit ou même dans l’analyse. Pire encore, les systèmes explicatifs, supposés épargner la subjectivité à l’historien, peuvent n’être que des miroirs déformants qui masquent le fait historique plutôt que de le révéler.

Si l'on convient que penser l'histoire c'est réfléchir sur les techniques de son écriture et les modalités de sa lecture, il demeure nécessaire de poser la question de savoir comment la violence s'inscrit dans la pensée historique.




III - De penser l'histoire à la conscience de l'histoire.


"Les historiens racontent des intrigues, qui sont comme autant d’itinéraires qu'ils tracent à leur guise à travers le très objectif champ événementiel (lequel est divisible à l'infini et n'est pas composé d'atomes événementiels); aucun historien ne décrit la totalité de ce champ, car un itinéraire doit choisir et ne peut passer partout; aucun de ces itinéraires n'est le vrai, n'est l'Histoire. Enfin, le champ événementiel ne comprend pas des sites qu'on irait visiter et qui s'appelleraient événements : un événement n'est pas un être, mais un croisement d'itinéraires possibles.
P. VEYNE, Comment on écrit l'histoire."


a - Du chaos de l'histoire au sens de l'histoire.

Assigner un sens à l’histoire peut s’entendre de deux manières : 1- soit le terme sens est pris dans son acception linguistique, et dans ce cas, dire que l’histoire à un sens signifie qu’elle n’est pas absurde. 2- soit le terme sens désigne une orientation qui assimile le sens de l’histoire soit à l’évolution, soit au progrès. Ces deux valeurs laudatives s’avèrent problématiques pour penser l’histoire. De fait, le devenir humain est ponctué par des accès de violence sporadiques ou permanents, de régression vers la barbarie et de retour du chaos.

L’idéalisme historique consiste à dire que la violence et la mort sont des processus inhérents à l’histoire. En d’autres termes, le chaos participe du dynamisme historique auquel l’esprit humain se charge de trouver un sens. Hegel dans La Raison dans l’Histoire montre qu’il faut se rendre à l’évidence et admettre qu’ « Il est déprimant de savoir que tant de splendeur, tant de belle vitalité a dû périr et que nous marchons sur des ruines. Le plus noble et le plus beau nous fut arraché par l’histoire : les passions humaines l’ont ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure ». Une fois l’on a admis cette réalité amère, il incombe au philosophe de l’histoire de discerner une continuité dans l’histoire sous peine de ne pas comprendre pourquoi le bonheur des individus, des peuples, et des Etats a été si souvent sacrifié sur l’autel de la violence. Hegel ajoutera : « Cependant à cette catégorie du changement se rattache aussitôt un autre aspect : de la mort renaît une vie nouvelle … l’esprit réapparaît rajeuni mais aussi plus fort et plus clair ». Dans l’optique de Hegel, la source de la violence est bien la passion humaine mais celle-ci n’est pas uniquement une force négative. Car la passion est aussi ce qui fait se mouvoir les héros historiques. Un César ou un Bonaparte par exemple, ont transformé leur passion en volonté pour changer l’histoire.

D’un côté les passions émanent d’une logique égocentrique, mais la ruse de la raison dans l’Histoire est ce qui fait que le personnage historique croit infléchir le cours de l’histoire selon sa passion et sa volonté, alors qu’en réalité il est lui-même au service de la volonté d’un peuple. Ainsi, du point de vue de Hegel La Révolution Française bien qu’elle ait été préparée par les philosophes des lumières et voulue par Danton, Robespierre, Mirabeau, ces derniers ne sont que les instruments de la Raison qui ne peut admettre la tyrannie et l’injustice. En effet, pour Hegel la raison gouverne le monde et se réalise dans l'histoire: « Le but de l’histoire universelle est que l’esprit parvienne au savoir de ce qui est véritablement, et fasse de ce savoir un objet, le réalise en un monde présent concrètement, s’exprime en tant qu’objectif». La morale et la liberté demeurent des conditions sine qua non pour résorber le chaos et la violence dans la réalisation d'une rationalité intégrale. Cette vision idéaliste s'inscrit en droite ligne dans la vision eschatologique de l'histoire: A la Cité de Dieu selon la conception augustinienne et chrétienne,
Hegel substitue la réalisation de l'État.


b - Penser L’histoire comme œuvre de la conscience.

Dans une perspective matérialiste, l’histoire n’est que la résultante des transformations économiques réelles des conditions sociales et historiques de l'homme. La place de l’économique est telle, qu’elle s’est substituée au politique. Ainsi la révolution est expliquée par une situation de crise économique où explose la contradiction entre la pression des besoins humains et l’incapacité d’un système économique donné à les exaucer. De fait, L’apparition de la technique a exacerbé l’impact de l’économique sur la vie sociale, et dans une large mesure, sur l’Histoire mondiale. Partant de là, le matérialisme historique de Marx et Engels, impute la violence sociale aux conditions de vie des classes paupérisées, donc à des enjeux purement économiques. Selon Marx, le principe de la lutte des classes suffit à lui seul pour expliquer toutes les mutations historiques; de la Grèce antique qui a vu s’opposer aristocratie et esclaves, au Moyen Age où le serf se confronte au seigneur, jusqu’à la révolution française qui a consacrée le renversement de la noblesse par la bourgeoisie et la naissance du capitalisme. Schématisée de cette manière, l'histoire se réduit pour les doctrinaires du marxisme en cette simple litanie: c’est l’infrastructure économique qui prédétermine la superstructure culturelle.

Il va de soi que l’analyse marxiste de l’histoire dénie à l’esprit tout autonomie par rapport à la matière. Or cette vision transforme l’homme en un être naturel dénué de liberté dans la mesure où son destin semble régit par des lois aussi inéluctables que les lois physiques. Si l'on considère l'histoire comme une sempiternelle lutte des classes, on aura omis de penser le progrès de l'humanité et sa tension vers des horizons meilleurs. Ce progrès n'aurait pas été possible sans la l'irréductible liberté humaine, qui ne souffre ni les chaînes des doctrines, ni un devenir prédéterminé de manière transcendantale ou immanente.

Malheureusement, dans ce siècle de tous les progrès, les guerres ne relèvent pas que du passé. Au XXIe siècle, dans lequel de nouvelles guerres sont apparues aux côtés d’un terrorisme barbare, et face à la médiatisation d’une violence quotidienne des atrocités de la guerre, on est en droit de s’interroger d’ores et déjà, comment sera écrite l’histoire des guerres d’aujourd’hui ? Une nouvelle conscience de l’histoire n’est- elle pas entrain d’émerger du chaos des événements relayés par une surenchère médiatique ?




Dans un article « Sur le rôle des médias dans les guerres asymétriques » Thorsten Loch écrit que « l’acte de violence est toujours un acte de communication ». En effet, dans les conflits présents dont les cruautés se sont intensifiés sans relâche, les deux côtés sont engagés dans un conflit « asymétrique » qui recourt aux canaux globaux de l’information. Pour une fois donc dans l’histoire, l’historien autant que le citoyen lambda, disposent d’une pléthore de documents filmiques, photographiques, de témoignages écrits directement mis en ligne. Mais qui pensera l’histoire contemporaine, et qui va l’écrire ? Est-ce que pour penser l’Histoire, les défis futurs seront purement éthiques?










Source: Diffusion des savoirs ENS Paris [audio]




Abdellatif Bouzoubaa. copyright © 2007



04 octobre 2007

Penser l’histoire dans Horace de Corneille


"De même Corneille a, selon les analyses de Doubrovsky, compris intuitivement la problématique de la société aristocratique du xviie siècle, et prophétisé comme en paraboles son déclin irréversible, alors qu'elle conservait « les apparences de la santé ». Dès lors aussi, ce « théâtre d'histoire » qui n'est pas un théâtre fait avec de l'histoire, peut non seulement être le mythe d'une histoire non encore accomplie lorsqu'il fut composé. Il est également mythe pour toute histoire à accomplir."

Billacois François. Annales. Histoire, Sciences Sociales 1966. Volume 21.pp. 456-459





Horace venant de frapper sa sœur
Louis jean François Lagrenelle




Horace est une tragédie de facture classique où le tragique est pensé selon une perspective historique. Placée sous le signe du patriotisme, la pièce de Corneille met en scène tant la question des fondements de l’Etat dans la Rome antique que les mutations historiques à l'Age Classique. L’histoire et la tragédie ont ceci de commun qu’elles représentent des visions rétrospectives afin de penser les origines et le devenir de la condition humaine. Il convient donc de se demander quel rapport entretient la tragédie classique avec l’histoire et comment l’histoire se mue en tragédie.




I- Un théâtre d’histoire


« Presque toutes les tragédies de Corneille se terminent dans une apothéose générale où chaque gloire satisfaite retrouve sa place. » Bénichou, Paul. Morales du grand siècle



a- La pensée historique au XVIIe siècle

Au début du XVIIe siècle, même si l’on assiste à un vif regain d’intérêt pour l’histoire, les historiens demeurent tributaires de la vision des humanistes de l’histoire. En effet, à cette époque on ne se préoccupe pas de l’histoire comme une finalité en soi , mais afin de valoriser l’homme. Cette quête qui remonte à l’antiquité gréco-romaine pour trouver les matériaux et la méthode pour penser l’histoire fait encore partie intégrante des belles-lettres et demeure enlisée dans une vision providentialiste qui se préoccupe moins de l’exactitude historique que de la volonté de plaire et d’instruire, conformément au credo classique.

Ce n’est que dans la deuxième moitié du XVIIe siècle que l’idée de Progrès a fait place à celle de Providence, en un temps où la France émergeant des guerres de religion, cherche à asseoir l’identité nationale sur de nouvelles assises.

C’est en 1640 qu’Horace est représentée devant Richelieu à qui la pièce est dédiée. Pour Corneille c’est une époque charnière où les mutations politiques et pensées historiques vont de pair. A mi-chemin des idéaux humanistes et de la vision des Lumières, le dramaturge prend le relais de l’historien non seulement pour véhiculer une morale où la nation est érigée en valeur suprême, mais aussi pour penser l’histoire en tragédien. Encore qu'il paye un tribut à Richelieu, en se faisant le chantre d'un héroïsme patriotique à travers le personnage d'Hoace, il n'accorde pas moins une portée tragique et humaine au personnage de Camille. Pourquoi fallait-il que Camille meurt? C'est une question que n'importe quel spectateur, qu'il soit du XVIIe Siècle ou d u XXIe siècle ne manquera pas de se poser. C'est justement, parce qu'il donne à voir le conflit entre passion et politique, entre l'humain et l'historique que cet auteur à acquis le statut d'auteur classique. A travers un genre considéré comme noble à l'époque, la tragédie, le dramaturge fait de Camille une métaphore universelle du conflit entre le désir et le pouvoir, du heurt entre l'individuel et le collectif, et enfin de l'opposition entre fatalité et histoire. L'idéal classique, ce n'est pas seulement atteindre à une harmonie de la forme, mais d'interpeller ce qu'il y de plus élémentaire et de plus sublime en nous.


b- Le vrai historique au détriment du vraisemblable.

Dans les Trois discours sur le poème dramatique véritable art poétique Corneille prône la vérité historique au détriment du vraisemblable : « les grands sujets qui remuent fortement les passions, et en opposent l’impétuosité aux lois du devoir aux tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà du vraisemblable, et ne trouveraient aucune croyance parmi les auditeurs s’il n’était soutenus (…) par l’autorité de l’histoire qui persuade par empire ». Le recours à l’histoire procède donc d’une esthétique de la réception qui considère le spectateur et / ou le lecteur comme la pierre angulaire de la dramaturgie.

Après l’accueil défavorable du Cid, Corneille est persuadé que dans une pièce théâtrale le spectateur est une priorité par rapport aux normes édictées par Aristote et les doctes. L’auteur d’Horace se base sur Tite Live et « l’autorité de l’histoire » afin de mettre en scène le fratricide. Le meurtre de Camille étant un fait historique, le dramaturge n’aura besoin d’aucune complexité ou d’ornementation superfétatoire, pour le justifier. Il va sans dire que pour le public du XVIIe siècle, un tel acte, sans « l'autorité de l’histoire » semblerait complètement inadmissible : « il n’y a aucune liberté d’inventer la principale action (…) elle doit être tirée de l’histoire ou de la fable. Ces entreprises contre des proches ont toujours quelque chose de si criminel et de si contraire à la nature, qu’elles ne sont pas croyables, à moins que d’être appuyées sur l’une ou sur l’autre ». Trois discours sur le poème dramatique. Cependant le dramaturge dispose d’une marge de manœuvre quant aux circonstances dont émane l’action. Ainsi Corneille invente le personnage de Sabine dans le but d’accuser la tonalité émotive de la pièce. En effet, la femme d’Horace native d’Albe est doublement inquiétée par le sort de son mari et celui de sa cité d’origine. Dans une symétrie parfaite avec Camille qui court le risque de perdre son amant, Sabine apparaît, dès la scène d’exposition, aux prises avec un destin qui menace de lui enlever son mari. Les tourments des deux personnages féminins est le pendant exact de la peine des champions des deux cités que le sort oblige à s’affronter dans un combat fatidique.


II- Penser l’histoire et classicisme


a- Penser l’histoire et les règles de la tragédie classique

L’intérêt pour l’histoire s’est doublé d’une attention favorable pour la tragédie à l’instigation de Richelieu. Les dramaturges attirés par le statut social que leur promets le Cardinal rivalisent dans la composition de tragédies qui s'inspirent du mythe ou de l'histoire. De leur côté, les doctes, se fondent sur la poétique d’Aristote pour fixer les normes de la tragédie classique française. Et d'abord la règle des trois unités dont découle la vraisemblnce. Ainsi on peut lire dans l’Art poétique de Boileau : « qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli/ tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli » Boileau insistera aussi sur la règle des règles qui est de plaire tout en respectant la bienséance en écrivant : « Le secret et d’abord de plaire et de toucher ».

1 - l’unité de lieu :

Horace n’enfreint pas la règle de l’unité de lieu. En effet, la première didascalie : « Dans une salle de la maison d’Horace » et les et la première scène du premier acte: «Les deux camps sont rangés au pied de nos murailles ;/ Mais Rome ignore encor comme on perd des batailles » indiquent un respect de l’unité de lieu. Outre le souci de la vraisemblance qui ne peut résulter que de la coïncidence de l'espace scénique avec le lieu de l'action, l'unité de lieu permet à corneille de tenir en haleine les spectateurs incertains quant au sort des Curiace.

2- L’unité de temps :

Corneille se plie également à cette règle qui harmonise la durée de la représentation théâtrale avec la durée de l'action représentée pour appuyer la vraisemblance comme le démontre la scène 3 du cinquième acte : « Puisqu’en un jour l’ardeur d’un même zèle/ Achève le Destin de son Amant, et d’elle, / Je veux qu’un même jour témoin de leurs deux morts/ En un même tombeau voie leur corps. »


b- la problématique question de l'unité d’action

L’on a reproché à Corneille de ne pas avoir respecté l’unité d’action en ajoutant à l’affrontement des Horace et des Curiace, le meurtre de Camille. De fait, Cette légère dérogation à la sacro-sainte règle des trois unités n'entame guère l'unité de la pièce. D'un côté, l'unité de péril se substitue à l'unité d'action, puisque le protagoniste est confronté à deux reprises et dans deux situations différentes (le champ de bataille, le tribunal), à un même danger. De l'autre, elle permettra à Corneille de rester fidèle à l’injonction d’Aristote qui considère que le tragique émane d’une situation violente où le héros bafoue les liens de sang.

Ainsi Corneille adapte le concept aristotélicien de la catharsis au contexte historique du XVIIe siècle. Les sentiments de pitié et de terreur que peut susciter le meurtre de Camille par son propre frère opère une purgation de l'âme d'un public mis en demeure de faire des choix historiques quant à son devenir politique. En effet, Dans le Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire, Corneille commentant la poétique d' Aristote écrit: « Ainsi la pitié embrasse l'intérêt de la personne que nous voyons souffrir, la crainte qui la suit regarde la nôtre, et ce passage seul nous donne assez d'ouverture pour trouver la manière dont se fait la purgation des passions dans la tragédie». Penser l'histoire à travers ce meurtre inexpiable pointe vers la préséance de la valeur du Devoir sur les sentiments filiaux. Horace n'est absout que dans la mesure où il sanctifie le Devoir.

Certes, Corneille pense l’histoire romaine en moraliste et justifie l’irrationalité et la démesure d’un tel acte par l’intelligible raison d’Etat, si chère à Richelieu. Pourtant c’est se leurrer que de croire que Corneille utilise l’histoire à des fins uniquement morales , car on voit bien comment l’intrigue par sa trame même s’inscrit dans un devenir qui part de l’antiquité romaine et débouche sur les enjeux politiques et historiques de la France du XVIIe siècle. A cet égard Serge Doubrovsky, écrira dans Corneille et la dialectique du héros : « Le théâtre de Corneille n’est pas un théâtre qui se greffe sur l’histoire ; c’est un théâtre d’histoire ; non un théâtre qui utilise l’histoire, mais qui la réfléchit ».









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