05 octobre 2007

Penser l'Histoire. Introduction.







Historia allégorie de l'histoire
Peinture de Nikolaos Gysis .





Penser l'histoire serait-il possible sans la connaissance des conceptions de l'histoire et leur évolution dans le temps? L'histoire ne s'est constituée en tant que science qu'en se départant du souci littéraire et artistique. Or penser l'histoire, c'est justement interroger la poétique de l'histoire, c'est se demander jusqu'à quelle mesure Pierre Corneille, le dramaturge, réfléchit dans Horace l'histoire à travers le genre littéraire de la tragédie; c'est aussi se poser la question de savoir comment et à quelles fins un Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe inscrit l'écriture de soi dans l'histoire; c'est enfin s'interroger sur la vision de l'histoire qui se dégage des les Luttes de Classes en France, et plus précisément, dans le 18 brumaire de Bonaparte de Karl Marx, et comment la lire. C'est dire qu'on ne peut penser l'histoire, même quand elle se veut scientifique, sans la question de l'écriture et de la lecture de l'événement historique.


Si l' Histoire est plurielle et polyphonique ne conviendrai-t-il pas pour mieux la penser une lecture plurielle qui analyse et dépouille la polysémie du fait historique et de son écriture?





I - Penser l'histoire et la question du sens de l'histoire.




On entend généralement par événement ce qui se produit ici et maintenant. Cette définition situe l’événement dans l’espace et le temps mais ne permet pas de dissocier l’événement trivial et contingent de l’événement historique. Penser l’histoire c’est évaluer le statut des événements. Sont-ils mémorables et dignes de constituer notre mémoire collective, ou sont-ils des occurrences fortuites ? En effet, il serait absurde et immoral de mettre sur le même pied d’égalité la Seconde Guerre Mondiale et la chute du voisin dans les escaliers. Tandis que le premier est un fait historique qui a infléchit et bouleversé le cours de l’histoire du XXe siècle, la chute du voisin n’est qu’un fait anecdotique sans conséquence majeure.

Pour définir l’événement, il faut donc voir en quoi c’est un fait dont l’occurrence altère l’histoire et charrie un sens qui mérite réflexion. Penser l’histoire, c’est donc réfléchir sur le sens de l’événement dans l’histoire. Chateaubriand écrit dans les Mémoires d'outre tombe: "À toutes les périodes historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu’un point, on n’aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points ; on ne remonte pas jusqu’à l’agent caché qui donne la vie et le mouvement général, comme l’eau ou le feu dans les machines." On voit bien que l'auteur des Mémoires est conscient que les périodes historiques n'acquièrent de sens que lorsque l'on arrive à les subsumer dans un esprit principe. Penser l'histoire, pour lui, c'est remonter au sens caché de l'histoire et le décrypter.


b - Penser l'histoire de l'Ecclésiaste à la
fin de l' histoire

On infère souvent de la succession des jours et du cycle des saisons une vision cyclique du temps, et partant de l’histoire. Or l’histoire humaine tend à se soustraire à l’histoire naturelle. Lorsque l’on lit dans l’Ecclésiaste par exemple que « rien n’est nouveau sous le soleil, et nul ne peut dire : Voilà une chose nouvelle ; car elle a déjà été dans le siècle des siècles »; On peut s’imaginer que tout ce que l’histoire crée ou génère n’est qu’une réplique de ce qui été une fois. Bien que l’Ecclésiaste véhicule une sagesse qui se veuille atemporelle et transhistorique, il nie en réalité l’histoire même, en la plaçant sous le signe de la vanité.

Le temps humain semble impossible à concevoir sans le facteur de la nouveauté. Il y a toujours quelque chose d’imprévisible et d’irréductible à la réitération qui surgit dans l’histoire humaine. Qu’il s’agisse de la mort d’un proche ou d’une nouvelle guerre, ces événements ne vont pas sans révolutionner notre vision du présent et de l’avenir. De là à répéter avec Héraclite « qu’on ne se baigne jamais deux fois dans l’eau du même fleuve » est aussi réducteur que la vision naturelle que l’on projette sur l’histoire.

En réalité, pour penser l’histoire, il est plus judicieux de conjoindre la vision de l’Ecclésiaste et la vision héraclitéenne, et de s’interroger sur les véritables moteurs de l’histoire. Penser l’histoire ou sa finalité, c’est se demander quel sens préside à la réitération et la succession des événements. Penser l’histoire c’est donc mener une réflexion sur le passé afin de construire une vision cohérente du présent et éventuellement de l’avenir. Si l' histoire a une fin, que penser de la définition du concept de la fin de l'histoire selon Francis Fukuyama qui entend par "fin" clôture et non "finalité" ? Maurice Lagueux explique en ces termes la thèse de Fukuyama "Les événements continueraient donc de se succéder après une éventuelle fin de l'histoire, mais la maîtrise de ces principes fondamentaux serait désormais acquise et ne réserverait plus de surprises au sens où tout ajout à leur propos ne saurait être qu' assez marginal." Actualité de la philosophie de l'histoire, Maurice Lagueux.Comme pour Hegel, Fukuyma pense que la fin de l'histoire c'est la fin des conflits idéologiques et le triomphe de la démocratie universelle.


Penser l'histoire ne consisterait-il pas plutôt dans déploiement de la réflexion sur les fausses finalités que l'on assigne à l'histoire et à sa fin présumée?




II - Penser l'histoire et écriture de l'histoire


« Toute pensée de la société et de l'histoire appartient elle-même à la société et à l'histoire. » Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société.


a - Du mythe à la vérité historique

Conserver les legs du passé n’est pas la chasse gardée de l’historien. Même les sociétés sans écriture et rétives au changement confèrent à leur histoire un caractère sacral et référent aux temps des origines pour élaborer une conscience du présent. Or l’histoire au sens moderne qui remonte aux Enquêtes d’Hérodote s’est accompagnée d’une désacralisation de la vérité historique et d’une rupture d’avec le mythe.

L’histoire est la mémoire d’un peuple : la conservation de cette mémoire par écriture permet à l’historien de contrecarrer l’oubli du passé et l'amnésie collective. Cependant l’association de l’histoire à la mémoire est plus pertinente lorsque l'on parle des chroniqueurs ou des historiographes. Quand il s’agit de l’historien, il y a lieu de se demander jusqu’à quel point l’historien est et reste fidèle aux événements qu’il raconte. C’est aussi soulever les problèmes des a priori de l’historien, de la perspective à partir de laquelle il aborde l’histoire, en un mot de son idéologie. Même quand l’historien se dote d’une méthodologie scientifique ou prétendument telle, la part du politique et de l’idéologie, qu’elle soit manifeste ou larvée, est la pierre d’achoppement de l’historien et de son lecteur.

L’on sait que les faits ne sont souvent qu’un fatras auquel l’historien se charge de donner une cohérence et un sens. C’est éventuellement derrière les lignes de la logique de l’historien que l’on peut lire ses motivations cachées, qu’elles soient voulues ou non. La question de la subjectivité et de l’objectivité est donc capitale en amont et en aval de l’écriture historique. Par conséquent, pour penser l’histoire, il est nécessaire d’avoir en vue une épistémologie de l’histoire qui tienne compte de l’écriture historique et de sa lecture. Sans quoi, la mémoire collective peut se muer en un mythe collectif. A cet égard, il est intéressant d’examiner comment le mythe guette toujours l'histoire. La Révolution française a constitué pour la France républicaine l'événement par excellence, car chaque nouvelle histoire de cette Révolution est une version nouvelle qui permet à l’historien et à la société de comprendre le présent à travers le mythe fondateur.


b - Penser l'histoire: du récit au scepticisme.

Comme on l’a souvent répété, c’est les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Dans ce sens, l’écriture de l’histoire se fait en regard de l’autre. L’historien tend donc un miroir à la société pour qu’elle s’y reconnaisse, fonde son identité et se démarque par rapport à l’autre. C’est justement en cela que l’histoire a eu du mal, au fil des siècles, à prétendre au statut de science ou d’épistémè. Kant faisait déjà remarquer que l’histoire procède empiriquement en collectant des données et s’oppose par la même à la connaissance par concepts et par démonstration qui constituent les fondements de la connaissance scientifique.


La question qui se pose à l’historien et son lecteur est celle des sources et de leur vérifiabilité. Même lorsque l’historien est un témoin visuel, il y a lieu de se demander si le récit qu’il fait n’est pas empreint de son imagination. Car le statut de sujet neutre qui décrit impartialement ce qu’il voit n’est que l' idéal lointain de l’historien. Roland Barthes dans son Michelet ira même plus loin en montrant comment l’historien du XIXe siècle inscrit à son insu ses désirs et ses phobies, autrement dit sa chair dans le corpus historique : « chaque corps de l’histoire micheletiste porte l’affiche de sa propre chair. L’être historique n’a presque pas de psychologie ; il est réduit à une substance unique, et, s’il est condamné, ce n’est pas au jugé de ses mobiles ou ses actes, c’est en vertu de la qualité d’attrait ou de répulsion qui est attachée à sa chair. »

Au XXe siècle l’historien se veut plus dubitatif et sceptique. Ce n’est pas seulement ses sources qui sont soumises à une enquête mais son propre regard lorsqu’il est témoin. Pour ce faire il ne s’en remet pas aux ouï dire et postule d’entrée de jeu une lucidité qui enquête sur les sources, ce qu’il voit, et d’abord lui-même. La raison en est que lorsque l’on veut faire l’histoire d’une guerre ou d’une révolution, les jugements de valeur, la morale interfère par le biais des modalités du discours dans le récit ou même dans l’analyse. Pire encore, les systèmes explicatifs, supposés épargner la subjectivité à l’historien, peuvent n’être que des miroirs déformants qui masquent le fait historique plutôt que de le révéler.

Si l'on convient que penser l'histoire c'est réfléchir sur les techniques de son écriture et les modalités de sa lecture, il demeure nécessaire de poser la question de savoir comment la violence s'inscrit dans la pensée historique.




III - De penser l'histoire à la conscience de l'histoire.


"Les historiens racontent des intrigues, qui sont comme autant d’itinéraires qu'ils tracent à leur guise à travers le très objectif champ événementiel (lequel est divisible à l'infini et n'est pas composé d'atomes événementiels); aucun historien ne décrit la totalité de ce champ, car un itinéraire doit choisir et ne peut passer partout; aucun de ces itinéraires n'est le vrai, n'est l'Histoire. Enfin, le champ événementiel ne comprend pas des sites qu'on irait visiter et qui s'appelleraient événements : un événement n'est pas un être, mais un croisement d'itinéraires possibles.
P. VEYNE, Comment on écrit l'histoire."


a - Du chaos de l'histoire au sens de l'histoire.

Assigner un sens à l’histoire peut s’entendre de deux manières : 1- soit le terme sens est pris dans son acception linguistique, et dans ce cas, dire que l’histoire à un sens signifie qu’elle n’est pas absurde. 2- soit le terme sens désigne une orientation qui assimile le sens de l’histoire soit à l’évolution, soit au progrès. Ces deux valeurs laudatives s’avèrent problématiques pour penser l’histoire. De fait, le devenir humain est ponctué par des accès de violence sporadiques ou permanents, de régression vers la barbarie et de retour du chaos.

L’idéalisme historique consiste à dire que la violence et la mort sont des processus inhérents à l’histoire. En d’autres termes, le chaos participe du dynamisme historique auquel l’esprit humain se charge de trouver un sens. Hegel dans La Raison dans l’Histoire montre qu’il faut se rendre à l’évidence et admettre qu’ « Il est déprimant de savoir que tant de splendeur, tant de belle vitalité a dû périr et que nous marchons sur des ruines. Le plus noble et le plus beau nous fut arraché par l’histoire : les passions humaines l’ont ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure ». Une fois l’on a admis cette réalité amère, il incombe au philosophe de l’histoire de discerner une continuité dans l’histoire sous peine de ne pas comprendre pourquoi le bonheur des individus, des peuples, et des Etats a été si souvent sacrifié sur l’autel de la violence. Hegel ajoutera : « Cependant à cette catégorie du changement se rattache aussitôt un autre aspect : de la mort renaît une vie nouvelle … l’esprit réapparaît rajeuni mais aussi plus fort et plus clair ». Dans l’optique de Hegel, la source de la violence est bien la passion humaine mais celle-ci n’est pas uniquement une force négative. Car la passion est aussi ce qui fait se mouvoir les héros historiques. Un César ou un Bonaparte par exemple, ont transformé leur passion en volonté pour changer l’histoire.

D’un côté les passions émanent d’une logique égocentrique, mais la ruse de la raison dans l’Histoire est ce qui fait que le personnage historique croit infléchir le cours de l’histoire selon sa passion et sa volonté, alors qu’en réalité il est lui-même au service de la volonté d’un peuple. Ainsi, du point de vue de Hegel La Révolution Française bien qu’elle ait été préparée par les philosophes des lumières et voulue par Danton, Robespierre, Mirabeau, ces derniers ne sont que les instruments de la Raison qui ne peut admettre la tyrannie et l’injustice. En effet, pour Hegel la raison gouverne le monde et se réalise dans l'histoire: « Le but de l’histoire universelle est que l’esprit parvienne au savoir de ce qui est véritablement, et fasse de ce savoir un objet, le réalise en un monde présent concrètement, s’exprime en tant qu’objectif». La morale et la liberté demeurent des conditions sine qua non pour résorber le chaos et la violence dans la réalisation d'une rationalité intégrale. Cette vision idéaliste s'inscrit en droite ligne dans la vision eschatologique de l'histoire: A la Cité de Dieu selon la conception augustinienne et chrétienne,
Hegel substitue la réalisation de l'État.


b - Penser L’histoire comme œuvre de la conscience.

Dans une perspective matérialiste, l’histoire n’est que la résultante des transformations économiques réelles des conditions sociales et historiques de l'homme. La place de l’économique est telle, qu’elle s’est substituée au politique. Ainsi la révolution est expliquée par une situation de crise économique où explose la contradiction entre la pression des besoins humains et l’incapacité d’un système économique donné à les exaucer. De fait, L’apparition de la technique a exacerbé l’impact de l’économique sur la vie sociale, et dans une large mesure, sur l’Histoire mondiale. Partant de là, le matérialisme historique de Marx et Engels, impute la violence sociale aux conditions de vie des classes paupérisées, donc à des enjeux purement économiques. Selon Marx, le principe de la lutte des classes suffit à lui seul pour expliquer toutes les mutations historiques; de la Grèce antique qui a vu s’opposer aristocratie et esclaves, au Moyen Age où le serf se confronte au seigneur, jusqu’à la révolution française qui a consacrée le renversement de la noblesse par la bourgeoisie et la naissance du capitalisme. Schématisée de cette manière, l'histoire se réduit pour les doctrinaires du marxisme en cette simple litanie: c’est l’infrastructure économique qui prédétermine la superstructure culturelle.

Il va de soi que l’analyse marxiste de l’histoire dénie à l’esprit tout autonomie par rapport à la matière. Or cette vision transforme l’homme en un être naturel dénué de liberté dans la mesure où son destin semble régit par des lois aussi inéluctables que les lois physiques. Si l'on considère l'histoire comme une sempiternelle lutte des classes, on aura omis de penser le progrès de l'humanité et sa tension vers des horizons meilleurs. Ce progrès n'aurait pas été possible sans la l'irréductible liberté humaine, qui ne souffre ni les chaînes des doctrines, ni un devenir prédéterminé de manière transcendantale ou immanente.

Malheureusement, dans ce siècle de tous les progrès, les guerres ne relèvent pas que du passé. Au XXIe siècle, dans lequel de nouvelles guerres sont apparues aux côtés d’un terrorisme barbare, et face à la médiatisation d’une violence quotidienne des atrocités de la guerre, on est en droit de s’interroger d’ores et déjà, comment sera écrite l’histoire des guerres d’aujourd’hui ? Une nouvelle conscience de l’histoire n’est- elle pas entrain d’émerger du chaos des événements relayés par une surenchère médiatique ?




Dans un article « Sur le rôle des médias dans les guerres asymétriques » Thorsten Loch écrit que « l’acte de violence est toujours un acte de communication ». En effet, dans les conflits présents dont les cruautés se sont intensifiés sans relâche, les deux côtés sont engagés dans un conflit « asymétrique » qui recourt aux canaux globaux de l’information. Pour une fois donc dans l’histoire, l’historien autant que le citoyen lambda, disposent d’une pléthore de documents filmiques, photographiques, de témoignages écrits directement mis en ligne. Mais qui pensera l’histoire contemporaine, et qui va l’écrire ? Est-ce que pour penser l’Histoire, les défis futurs seront purement éthiques?










Source: Diffusion des savoirs ENS Paris [audio]




Abdellatif Bouzoubaa. copyright © 2007