14 octobre 2007

Penser l’histoire et les personnages féminins dans Horace de Corneille.

Rachel dans le rôle de Camille
Portrait par Edourad Dubufe


En dépit de l’interdiction de représenter la mort sur scène selon les normes de la tragédie classique française, Horace de Corneille représente un fratricide à peine dissimulé par la fuite de Camille « blessée derrière le théâtre » comme l’indique la didascalie de Acte IV scène 5. Ce meurtre peut être considéré comme l’acmé et le paroxysme de la violence. Violence d’autant plus moralement réprouvée qu’elle attente à la vie d’une sœur dont le seul crime et d’être une amante dévouée. Si les champions des deux cités antagoniques, Albe et Rome, payent de leur sang l’appel du devoir patriotique, il semble néanmoins que c’est les personnages féminins qui se ressentent le plus d’une violence et d’une cruauté qu’elles subissent comme une fatalité. La seule raison d’Etat et le primat du devoir patriotique constituent-ils des justifications suffisantes pour persuader le public du XVIIe siècle de la légitimité de cette violence ? Cette question nous amènera à nous demander comment concilier la portée édifiante de la tragédie et un meurtre qui transgresse aussi bien les règles de bienséance que la morale.




I- Statut du personnage féminin dans Horace de Corneille.



a- La place des femmes dans Horace de Corneille


Les femmes occupent une place centrale dans la tragédie d’Horace. En effet, dès la scène d’exposition apparaissent les personnages de Sabine, Camille et Julie leur confidente. Aux personnages féminins est dévolu, dans les deux premières scènes, le rôle de présenter au public les tenants et les aboutissants de l’intrigue. Contrairement à une idée reçue, les femmes ne sont pas reléguées au second plan. C’est bien plutôt l’amour de Camille pour Curiace qui est pour ainsi dire le nerf et le moteur de l’action tragique. L’action dans Horace serait plate et insipide si les desseins du héros vainqueur s’accomplissaient sans les griefs de Camille amoureuse. Dans le Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire, Corneille note « Lorsqu'on agit à visage découvert, le combat des passions contre la nature ou du devoir contre l'amour occupe la meilleure partie du poème et de là naissent les grandes et fortes émotions qui renouvellent à tout moment la commisération et la redoublent. ». Et du coup, Sabine n’est aussi tourmentée dans la scène d’exposition que dans la mesure où l’amour de sa patrie d’origine (Albe), le dispute dans son cœur contre l'amour d'Horace.



b- Personnages féminins et histoire dans Horace


Les héros autant que les femmes subissent une fatalité aveugle, incarnée par « le décret des dieux ». Les choix qu’ils opèrent sont dictés autant par cette fatalité que la nécessité de souscrire à la raison d’Etat (fondation de Rome) quitte à se retourner contre ses amis d’antan et sacrifier sa propre sœur sur l’autel de la fondation de l’Etat. Le déploiement de la souffrance due aux conditions historiques est porté à son paroxysme par les personnages féminins d’Horace. Derrière les aléas qui ont présidés à la naissance de l’empire romain, on peut décrypter les configurations politiques et historiques du XVIIe siècle. Dans une époque placée sous le signe d’un absolutisme émergeant et où Louis XIII et Richelieu se sont accaparés du pouvoir politique, en réaction aux guerres de religions et des assassinats d’Henri III et Henri IV de France; les personnages féminins d’Horace portent sur scène les déchirements existentiels de l’aristocratie au XVIIe siècle. Doubrovsky notera à cet égard : « Il (corneille) n’utilise point l’histoire pour illustrer des thèmes dont la vérité serait non historique (psychologique, morale ou autre) : mais au contraire, il fait un théâtre dont le sens profond constitue une élucidation de l’histoire, en général, comme une dimension de l’existence, et de l’histoire aristocratique, en particulier, comme lieu privilégié de son accomplissement » Serge Doubrovsky .Corneille et la dialectique du héros. p.492




II- Penser l’histoire à travers les personnages féminins et la question de la violence dans Horace de Corneille



a- Les dilemmes féminins dans Horace
.


Les personnages féminins dans Horace expriment la souffrance, mais intériorisent le tragique, du moins, jusqu'à l'explosive et ultime fureur imprécatoire de Camille contre Rome, considérée comme responsable de son terrible destin. En réalité, c'est Sabine qui, confiant ses tourments à Julie, donne le la de la pièce : « Approuvez ma faiblesse, et souffrez ma douleur » Scène 1 acte, I. Les longues tirades de cette scène, montrent une Sabine écartelée entre l’amour de sa famille et l’amour de son époux. Elle est certaine que l’issue du combat, quelque soit le vainqueur, ne peut que l’affliger : « L'autre, qu'ayant une fois posé Sabine pour femme d'Horace, il est nécessaire que tous les incidents de ce poème lui donnent les sentiments qu'elle en témoigne avoir, par l'obligation qu'elle a de prendre intérêt à ce qui regarde son mari et ses frères » L’ Examen, Corneille. L’expression de la douleur chez Sabine précède la violence, parce qu’elle sait que sont sort est scellé dès la levée de rideau. Son destin est pris dans les rets des moments originaires d’une histoire romaine frappée par le sceau de la violence. De fait, les lamentations de Sabine n' échappent à un pathos creux que dans le sens où tout en souffrant, elle pense sa douleur, de même qu’elle pense l’histoire qui en est la cause. Ces pensées tourmentées émanent d’un dilemme attisé par un amour égale qu’elle éprouve pour Horace d’un côté, et l’amour d’Albe (Sa patrie d’origine) et de ses frères les Curiaces de l’autre. L’invention du personnage de Sabine et le rôle déterminant qu’elle joue dans la pièce est ainsi expliqué par l’auteur d’Horace : « Le personnage de Sabine est assez heureusement inventé, et trouve sa vraisemblance aisée dans le rapport à l'histoire, qui marque assez d'amitié et d'égalité entre les deux familles pour avoir pu faire cette double alliance.» L’Examen, Corneille 1640. A noter que Sabine n’a de cesse,
face à son dilemme, de vouloir surpasser sa condition de femme, qu'elle n'ait atteint à une grande résolution : « Si l'on fait moins qu'un homme, on fait plus qu'une femme. Commander à ses pleurs en cette extrémité, C'est montrer pour le sexe assez de fermeté » (v. 12-14). Curiace lui-même est sensible à ce même dilemme : « J'aime encore mon honneur en adorant Camille » (v. 264) la similitude entre ces deux personnages annule les bornes et toute hiérarchie entre monde masculin et féminin dans la pièce de Corneille.


b- le meurtre de Camille


Lorsque l’oracle annonce à Camille qu’elle sera « unie au Curiace », il lui prédit à mots couverts que l’histoire est fixée par les dieux et que l’homme ne peut rien y changer. Les dés sont jetés d’emblée, malgré les efforts déployés par l’homme pour penser l’histoire ou l’infléchir à son gré. L'ironie tragique que subit Camille émane de n'avoir su, ni interpréter les prédictions de l'oracle ni ses "songes" prémonitoires qui lui révélaient l'issue sanglante du combat. La fatalité dans ce sens est un signe qui pour être déchiffré, n'en reste pas moins ambivalent et qui n'acquiert son sens plein, que par les coups de théâtre qu'elle produit. En tant qu’ individu, Camille est la proie d’une fatalité historique et collective. Elle n’est importante dans le déroulement de l’action que dans la mesure où elle est sujette à un dilemme dont l'issue est tragique. C’est la liberté individuelle et la passion amoureuse en elle qui se rebelle désespérément, contre le fait accompli historique.

« Rome, l'unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant !
Rome qui t'a vu naître et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais, parce qu'elle t'honore !

Puissent tous ses voisins, ensemble conjurés,
Saper ses fondements encor mal assurés ! »

Cette imprécation de Camille contre Rome dans la tirade de Acte IV, scène 5, met en jeu le conflit entre le respecet dû à la patrie et la passion par nature individuelle. Corneille invite par là le spectateur à penser l’histoire comme le moment tragique où un hiatus se creuse entre destinée individuelle et destin collectif. En jettent l’anathème sur Rome, Camille succombe à une fureur qui lui coûte la vie. Parallèlement, la démesure, plus précisément, l’hybris d’Horace est aussi le point nodale de la tragédie de Corneille. La tragédie classique suit normalement un schéma linéaire; le dépassement de la juste mesure est suivi d’une sanction vengeresse des dieux. Cette sanction ayant pour effet de remettre le sujet à sa place, et par là même de sauvegarder la morale. Valère justement dans l’acte V scène 2, s’en remet en vain au roi Tulle pour rendre justice dans le tribunal de l'histoire : « Sire, puisque le ciel entre les mains des rois Dépose sa justice et la force des lois, » et dirige son réquisitoire contre Horace en affirmant que le salut de Rome et compromis par la fureur du protagoniste qui a commis un acte sacrilège contre sa propre sœur. « En ce lieu Rome a vu le premier parricide ; / La suite en est à craindre, et la haine des cieux ; / Sauvez-nous de sa main, et redoutez les dieux ». Or, contre toute attente, l'absolution sera accordée à Horace parce que sa violence est constitutive de l’Etat. En vertu de son courage et de l'identification de sa cause avec la fondation de Rome, le coupable sera innocenté. Corneille peut sembler suivre à la lettre l'histoire romaine, car elle coïncide avec les voeux de Richelieu dont le but est d'ériger l'intérêt de l'Etat en valeur suprême. Cependant, si la pièce à déplu à Richelieu, c'est qu'elle consomme en réalité une rupture avec le statut de poète officiel qu'assumait Corneille, en montrant à travers le procès d'Horace que les héros ou les hommes politiques sont et demeurent justiciables.





Le destin des personnages féminins dans Horace de Corneille ne peut que susciter une réflexion sur le sens qu'acquiert l'Histoire à travers la dramaturgie classique. Mais ces personnages ne vont pas sans engendrer
, sinon la compassion, du moins la sympathie du spectateur. Il faut garder à l'esprit pourtant, que loin de représenter la femme selon un modèle « sexiste » qui la relègue au second plan, Sabine et Camille s’inscrivent en plein dans le devenir politique et historique de leur cité. Elles ne sont donc pas des témoins neutres et passives de l’Histoire. Leur destin est lié à l'empire romain en gestation, aussi bien qu’à celui des héros. Certes, elles ne sont pas engagées physiquement dans les duels, mais elles sont émotionnellement, existentiellement et affectivement engagées dans l’histoire. La pièce de Corneille, en tant qu'elle met en abyme l'histoire dans le poème tragique , n' est-elle pas finalement, la tragédie des femmes et des hommes, autant qu'elle est la tragédie du citoyen et de l'Etat? Cette tragédie de par sa vocation classique, n'aspire t-elle pas au fond, à atteindre l'universalité, en mettant en scène la condition humaine aux prises avec l'histoire?




Abdellatif Bouzoubaa. copyright © 2007